Prologue

[Dessin de W.W. Lendon pour le livre de H. M. Walbrook, J. M.Barrie and the Theatre, F. V. White and Co. Ltd, 1922]

« Dieu nous a donné la mémoire afin que nous ayons des roses en décembre.  »

Cette citation pourrait servir d’épitomé à l’oeuvre et à la vie de J. M. Barrie. Nous avons deux vies : l’une prosaïque, l’autre poétique, comme la chaîne et la trame d’un métier à tisser, avec la main d’un démiurge qui fabrique le tissu de nos existences. La mémoire est le vaste territoire du Jamais et du Jamais-plus (cf. The Greenwood Hat), cet entre-deux de la création barrienne, les roses sont un hommage à Horace, bien entendu… 

Cette citation, qui n’est pas de Barrie, mais qu’il s’est appropriée, en quelque sorte, en l’incorporant au discours Courage (1922) a deux sources possibles. Elle pourrait à elle seule justifier l’oeuvre du génie écossais. Cette citation a, néanmoins, longtemps été attribuée à tort à Barrie. Elle est, en vérité, vraisemblablement inspirée de quelques vers de Geoffrey Anketall Studdert-Kennedy (1883-1929), prêtre anglican et poète anglais, connu aussi sous le surnom de « Woodbine Willie », en référence aux cigarettes Woodbine qu’il offrait aux soldats blessés ou mourants, sur le front, alors qu’il y officiait en tant qu’aumônier.

« Dieu a donné à Ses enfants la mémoire
Afin que dans le jardin de la vie il puisse y avoir
Des roses de juin en décembre. »

Le poème en question, Roses in December (Les Roses de décembre), est extrait du recueil Songs of Faith and Doubt, (Chants de la foi et du doute) paru en 1922 et publié chez le même éditeur que Barrie, Hodder and Stoughton. Une autre référence possible, mais moins probable, est une oeuvre de Margaret L. Woods (1856-1945), Gaudeamus Igitur (Réjouissons-nous donc) : « Donnez-moi des roses pour que je puisse me souvenir dans l’ombre de décembre… » Celui-ci est antérieur de plusieurs années à l’œuvre de Studdert-Kennedy. Le thème des roses et de la mémoire est, de toute façon, hérité d’Horace. Il est à noter que Barrie modifie la valeur de l’expression, qui est négative chez Studdert-Kennedy (« Pardonnez-moi, lorsque je me souviens… »). 

Le thème  de la mémoire et celui d’une temporalité commune qui échappe à la chronologie, au temps linéaire et continu,  sont récurrents chez JMB (Χρόνος versus Αἰών).  Barrie, dans Tommy et Grizel, au chapitre XV, écrivit ceci au sujet de Tommy, son alter ego : « Il passe des rêves à la réalité comme il traverserait du papier de soie. » Il passe aussi à travers le temps, celui qui est vécu, celui qui est rêvé ou imaginé.

James Matthew Barrie n’aimait guère les biographies, il s’exclamait même, dans un de ses carnets de notes : 

« Que le ciel foudroie celui qui écrira ma biographie ! » (1). 

Cette invective nous dissuaderait donc de nous frotter à ce genre d’herméneutique. Quoique… De toute façon, qui peut savoir ce qu’est une vie d’homme à moins de l’avoir vécue ? Nous restons d’ailleurs un mystère pour nous-mêmes, et c’est une chance, car si nous savions qui nous sommes réellement, cela nous dispenserait de poursuivre notre chemin jusqu’au dernier carrefour. Nous ne connaissons pas l’acte ultime. Il n’y a guère de fatalité cependant dans une existence, mais le prolongement d’un caractère, qui nous demeure quelque peu caché, quelque peu révélé : « La faute, cher Brutus, n’est pas dans nos étoiles, mais en nous-mêmes si nous sommes des sous-fifres ! » (2). L’homme est responsable de lui-même, bien qu’il soit prisonnier de sa nature. Paradoxe(s) de l’homme, condamné autant à la liberté qu’au déterminisme. Barrie semble parfois (presque) schopenhaurien.

Barrie n’était pas enclin à lire une biographie de sa vie. Qui le serait ? Cioran s’étonne que « la perspective d’avoir un biographe n’ait fait renoncer personne à avoir une vie. » (3). Toute biographie est un mensonge, plus ou moins assumé et conscient, que l’on rédige la sienne ou celle d’un autre. Barrie était très lucide. C’était même l’une de ses qualités principales. On devine une manière de pessimisme en le lisant ou de vitalité malgré la lucidité, par un retour éclairé sur soi,  fruit d’une dialectique menée par cette lucidité sur l’existence. Peut-être parce qu’il pressentait avec une acuité à nulle autre pareille que notre existence, la somme de nos actes, de nos erreurs, et de nos réussites apparentes, ne serait jamais égale à celle de nos regrets et de nos rêves déchus. Pourtant les choses invisibles ont autant de poids, sinon bien davantage, que ce qui apparaît à la surface de nos brèves existences.

En effet, n’écrivait-il pas : « La vie de chaque homme est un journal intime dans lequel il est supposé écrire une histoire, mais il en écrit une autre, et son heure la plus humiliante est celle où il compare ce qui est écrit dans le volume avec ce qu’il s’était juré d’accomplir. Mais le biographe voit le dernier chapitre quand il n’en est encore qu’au premier et j’ai seulement à écrire à l’encre par-dessus ce que [ajoutez votre prénom lecteur, en lieu et place de celui du héros de Barrie, Gavin] a écrit au crayon. » (4) ? Ces quelques lignes nous semblent parler de Barrie mieux que n’importe quel biographe ou exégète de la prose fantaisiste de Barrie ne serait en mesure de le faire. Que nous avoue-t-il sinon cette vérité universelle que toute vie est un échec, un ratage, une imposture à l’égard de nos rêves les meilleurs ? « Nous sommes tous des ratés – du moins, les meilleurs d’entre nous le sont. » ; « Toute vie se termine par l’échec. Ceux qui peuvent encore le comprendre sont ceux qui savent que la vieillesse ne peut rien enseigner à la jeunesse (et c’est une bonne chose). » (5).

La vie de Barrie m’apparaît, quelquefois, pour ne pas dire presque toujours, comme une lettre qui n’aurait pas trouvé son destinataire. À la lecture des titres de ses romans et pièces, on pourrait imaginer que l’œuvre de Barrie a le goût de la guimauve. Il est même une marque de toffees qui a cru bon de prendre le titre de l’une de ses pièces, Quality street, et certains de ses personnages pour illustrer ses boîtes en métal. Pourtant, Barrie a toujours fait preuve de cruauté dans ses écrits, y compris dans ceux qui semblent plus évidemment adressés à des enfants. Les récits qui mettent en scène Peter Pan ne recèlent cependant pas une once de mièvrerie ni de politiquement correct. Bien au contraire ! C’est avant tout une histoire d’abandon maternel et de duel avec la mort !

Il y est question d’abandon, d’ingratitude, de mort et de cruauté, alors que la plupart des gens n’y voient qu’un récit destiné à bercer les enfants. A l’instar de Lewis Carroll, Barrie n’est certainement pas un écrivain « pour les enfants » – même si comme le disait Charles Lutwidge Dodgson, écrire pour les enfants ne se distingue de l’acte d’écrire pour des adultes que par le simple fait qu’écrire pour des enfants nécessite beaucoup plus de talent… Ce rapprochement entre ces deux hommes se justifie à bien des égards : l’un comme l’autre, ils ont écrit au moins un classique (Alice in Wonderland et Peter and Wendy) et semblent s’intéresser dangereusement aux enfants – mais sans vice inavouable, en tout cas pour Barrie. Car le mal est, bien souvent, dans l’oeil ne celui qui ne sait pas regarder… 

(1) : Carnet numéro 41, 1926 ; Cf. http://www.jmbarrie.co.uk/jb_index.html.
(2) : Citation extraite de Jules César de Shakespeare (Acte I, scène II) reprise dans la pièce de Barrie, Dear Brutus.
(3) : Syllogismes de l’amertume.
(4) : The Little Minister, chapitre 1.
(5) : Carnet numéro 40, 1921-1922.