Article original :
Cosmopolitan Magazine May 1912
Interview de J. M. Barrie – Cosmopolitan Magazine, Mai 1912
Traduction française de Céline Da Viken Le Gall (aka C.-A. F.), ne pas reproduire sans autorisation.
Le Père littéraire de Peter Pan
Un entretien mené par Alan Dale
QUELQU’UN, un jour, m’avait affirmé que J. M. Barrie ne conversait jamais – prétendant qu’il était réticent, taciturne, replié sur lui-même et renfermé et usant d’autres adjectifs qui suggéraient le manque de convivialité furent employé pour décrire cette attitude. Bien entendu, je n’ai pas cru cette personne. Un homme tel que Barrie ne pouvait sans doute pas être tout cela ou, tout au moins, il ne pouvait l’être en permanence. De temps en temps, face à l’une des cinquante-sept espèces du genre rasoir, il pourrait trouver opportun de rentrer dans sa coquille. Il nous arrive à tous d’agir de la sorte. Parfois, la coquille est… un refuge. Mais que J. M. Barrie se drape sans cesse dans le kimono du silence, je refusais de prendre cette affirmation pour argent comptant. C’est ainsi que, lorsqu’il m’envoya (d’une écriture plus somptueusement et plus franchement ignoble et illisible que la mienne) une invitation à déjeuner au Savoy Hotel, Londres, j’acceptai avec enthousiasme. Je n’éprouvais pas la moindre appréhension.
[CARTOUCHE : Deux portraits intimes de J. M. Barrie. La récente publication d’un nouveau livre consacré à Peter Pan, Peter et Wendy, ajoute du piquant et un certain sens du tempo à ce passionnant entretien.]
Et, dans la salle de restaurant, à une petite table devant une bouteille de whisky écossais, une carafe de bordeaux et quelques accompagnements, J. M. Barrie se trouvait assis en compagnie de son ami A. E. W. Mason, célèbre pour les Quatre Plumes blanches (1). Mais c’était mon hôte que je considérais avec attention : un petit bout d’homme, avec un visage parcheminé de la consistance du papier buvard, de petits yeux rieurs, une moustache clairsemée, vêtu sans recherche, avec un col et une cravate en désordre – cette dernière laissant entrevoir l’agrafe qui maintenait le col en place. M. Barrie esquissait un sourire exquis, l’un de ces sourires qui dénotent la bienveillance plutôt que l’amusement.
« J’ai rapidement découvert, remarqua Barrie, qu’écrire une pièce différait en tout point du fait d’écrire un roman. La forme est totalement différente. C’est un autre art. Dans un roman, vous pouvez expliquer vos motifs. Dans une pièce, c’est impossible. Il faut concentrer l’argument, car le public doit saisir d’emblée l’enjeu. Et, bien sûr, on tire de plus gros profits de l’écriture théâtrale. Mais en ce qui concerne The Twelve-Pound Look… »
[CARTOUCHE : J. M. Barrie et le romancier américain, M. Henry James.]
« Je l’ai vue cinq fois ! » l’interrompis-je, parce que je pensais que c’était une remarque significative venant d’un critique blasé. (Pardonnez-moi d’être blasé.)
« J’ai écrit cela, dit-il, un jour, où l’envie m’avait pris. Après l’avoir écrite, je l’ai jetée dans un tiroir et j’ai tout oublié à ce sujet. Elle a échappé à mon esprit aussi complètement que si je ne l’avais jamais écrite. Mais je l’aimais beaucoup. Je l’ai écrite juste pour le plaisir de l’écrire, vous savez, et je n’ai jamais imaginé un seul instant qu’elle serait mise en scène. Eh bien, un jour, Granville Barker (2) fourrageait dans mon tiroir, et il a déniché ce manuscrit. Frohman (3) lançait son Théâtre de répertoire à Londres, et il avait besoin d’une pièce en un acte. Je lui ai donné celle-là. »
Barrie se remit lentement à manger. Mason et moi échangeâmes quelques remarques qu’il n’est pas nécessaire de rapporter ici, car, bien que nous soyons tous les deux sympathiques, nous ne sommes pas Barrie.
« Aviez-vous l’intention, dans The Twelve-Pound Look, de médire avec tant d’amertume du succès ? » demandai-je – et veuillez noter que c’était là ma première question.
« Je suppose que oui. » répondit Barrie d’un ton mal assuré. « Je suppose que oui. »
Il demeura si silencieux que, Mason et moi, nous ne rompîmes pas ce silence. Probablement l’essence de cette merveilleuse petite pièce occupait-elle nos esprits à cet instant.
« Je pense vraiment, reprit Barrie, que nous autres, écrivains, pourrions renverser notre perspective et révéler le génie à l’origine de chaque fortune. Nous sommes trop enclins à mépriser l’homme fortuné. C’est une habitude enracinée chez nous. Cependant, il y a bien des motifs pour plaider en faveur de ce pauvre millionnaire. Considérez ses talents – cette remarquable intelligence pratique qui conçoit et accomplit des entreprises colossales. Songez à ses dispositions particulières. À sa façon, il s’agit souvent d’un génie. »
« Et Carnegie ? » (4) suggérai-je. « Un compatriote à vous. »
« Après tout, je ne connais pas si bien les millionnaires… » avoua Barrie. « À mon avis, il y a là une mission pour un écrivain capable de soustraire ces gens à l’opprobre et de révéler leurs nobles qualités. Ces qualités sont bien réelles et elles recèlent un grand potentiel littéraire. On leur a fait grand tort. Ils sont habituellement la cible de moqueries. »
Ce déjeuner était paisible et peu copieux. Nous ne faisions que picorer nos plats, lesquels n’étaient qu’un simple prétexte pour la conversation. Barrie n’eut pas recours au menu et ne nous importuna point avec des questions sur nos préférences. C’était un hôte délicat et plein de tact.
« Vous savez, nous dit-il, une fois nos cigarettes allumées, je n’ai jamais beaucoup aimé ma pièce Alice Sit-by-the-Fire. Je l’ai écrite, au cours d’un été, pour Ellen Terry (5), uniquement par obligation. L’écriture ne m’a guère plu et j’ai même éprouvé une certaine amertume envers cette œuvre. Je ne suis jamais allé l’applaudir, malgré ma présence aux répétitions. Il en fut de même pour Quality Street — elle ne m’inspirait pas vraiment. Concernant What Every Woman Knows, seul le premier acte trouvait grâce à mes yeux. Ce premier acte constituait véritablement toute la substance de la pièce ! »
Une expression amusée se dessina peu à peu sur le visage de Barrie. Il semblait penser à quelque chose de drôle. Comme il s’était une fois exprimé avec vigueur contre l’humour, cela piqua ma curiosité.
« Vous savez, j’avais fort contrarié M. Frohman, reprit-il bientôt, car il souhaitait que je développe The Twelve-Pound Look en une pièce de trois actes, ce que je refusais. Je ne pouvais vraiment pas m’y résoudre. Je sentais que cela l’aurait gâchée sur le plan artistique, même si le public britannique l’aurait peut-être mieux accueillie ainsi. J’ai donc été contraint de décliner sa proposition. »
[CARTOUCHE : Je crois que je préfère The Admirable Crichton à toutes mes autres œuvres. Cette pièce, oui, ainsi que The Twelve-Pound Look et, bien sûr, Peter Pan.]
« Lorsque j’affirme que M. Frohman était contrarié, j’entends par là qu’il trouvait dommage que je refuse d’en faire un divertissement qui puisse durer toute une soirée. » Barrie et « C. F. » sont comme les deux doigts de la main. Ils se font une confiance aveugle. Rarement directeur et dramaturge se sont si merveilleusement accordés.
« Je crois que je préfère The Admirable Crichton à toutes mes autres œuvres. Cette pièce, oui, ainsi que The Twelve-Pound Look et, bien sûr, Peter Pan. »
Une expression d’affection illumina son visage lorsqu’il évoqua Peter Pan, annoncé par M. Frohman pour une huitième reprise à Noël dernier
« Je me demande bien pourquoi Sarah Bernhardt n’interprète pas Peter Pan, dit Barrie. Je m’attends vraiment à apprendre un jour ou l’autre qu’elle y songe. Quelle femme extraordinaire ! Cela dit, je ne l’ai pas vue récemment. Joue-t-elle toujours aussi bien ? Elle a toujours eu ce talent. L’autre jour, je relisais quelques lettres de Robert Louis Stevenson. Dans l’une d’elles, il écrivait : « Ne manquez surtout pas de voir Bernhardt. Elle est magnifique, mais vous auriez dû la voir à son apogée ! » Et il rédigeait cela dans les années quatre-vingt ! »
« Ha ! Ha ! » s’esclaffa Mason. « Même constat pour moi ! »
« Je l’adore, dit Mason. Lorsque j’étais membre du Parlement pour Coventry, elle y joua, et je dus passer dans les coulisses pour lui offrir un bouquet de fleurs. »
« Oui, elle est merveilleuse, renchérit Barrie, et elle n’est vraiment pas plus âgée qu’Ellen Terry. Cette chère Ellen Terry ! Nous l’aimons toujours et peu importe ce qu’elle fait. »
« Elle oublie toujours ses répliques ! » m’écriai-je, mon esprit critique et mon sens de la justice en éveil.
« Et alors ? » demanda Barrie avec tendresse. « Elle ne s’en soucie pas et nous ne nous en soucions pas. Cela ne l’embarrasse pas le moins du monde. Si elle oublie ses répliques, elle sort en courant, puis revient sur scène. Elle ne se démonte nullement. C’est tout simplement Ellen Terry, et nous considérons cela comme partie intégrante de cette femme dont nous chérissons la personnalité. »
« Les actrices anglaises capables d’inspirer un dramaturge ne courent pas les rues… » Barrie vida sa tasse de café et adopta un ton conclusif : « Et je présume que vos incursions théâtrales, cette saison, vous en ont convaincu. Naturellement, nous disposons de madame Patrick Campbell, mais elle est compliquée, paraît-il, aussi ai-je jugé bon de l’éviter. »
« Écrivez-vous quelque chose en ce moment ? » (Veuillez noter que c’était ma question n° 2, si je ne m’abuse.)
Barrie me fixa, une expression de béatitude traversa son regard.
« Je n’écris pas, répondit-il. Je n’écris pas et c’est un plaisir. Oh, vous ne pouvez pas imaginer combien il me semble délicieux de ne rien écrire. Non, je suis relativement oisif et heureux et… cela me donne le sentiment d’être jeune. »
Et l’on prétend que Barrie ne sait pas converser ! Il aurait parlé davantage, mais, à ce moment-là, je fis preuve de miséricorde et je le laissai prendre congé. La saveur de sa conversation, je ne peux la faire ressentir. Elle fut tout à fait délicieuse et satisfaisante. Elle était calme, posée et spontanée. Une fille dirait que Barrie est « vraiment sensationnel » ; un homme dirait qu’il est absolument sans artifices et merveilleusement « simple ».
[CARTOUCHE : L’auteur de A Window in Thrums, The Little Minister, etc., par la grâce desquels il est aimé par des milliers de gens qui ne verront jamais une seule de ses pièces.]
- (1) Roman d’aventures, paru en 1902, la même année que Le Petit Oiseau blanc.
- (2) Harley Granville Barker (1877-1946) : dramaturge, acteur, directeur de théâtre… Il développe un théâtre réaliste et assez intellectuel.
- (3) Directeur de théâtre américain, producteur de Barrie. Mort le 7 mai 1915 dans le naufrage du Lusitania, torpillé par les Allemands. En tant que producteur, parmi les succès les plus célèbres de Frohman figurait Peter Pan ou Le Garçon qui ne grandissait pas de Barrie, qu’il créa au Duke of York’s, à Londres, en décembre 1904, avec Nina Boucicault dans le rôle-titre, et qu’il produisit en janvier 1905 aux États-Unis avec Maude Adams, cette fois-ci.
- (4) Andrew Carnegie (1835-1919), industriel écossais qui, pendant son enfance, émigra aux États-Unis avec sa famille et y fit fortune dans l’aciérie.
- (5) Cf. Virginia Woolf au sujet d’Ellen Terry.